Parmi les vĂȘtements et autres produits en coton qui constituent notre garde-robe, on estime quâun sur cinq sont entachĂ©s de travail forcĂ© de certaines minoritĂ©s. 160 millions dâenfants, soit un enfant sur dix dans le monde est astreint au travail, un nombre qui a augmentĂ© ces derniĂšres annĂ©es notamment dans les chaĂźnes dâapprovisionnement des produits agricoles et miniers oĂč ils recueillent entre autres le cacao, la vanille et le cuivre.
En effet, la mondialisation (dĂ©localisations et sous-traitances), a engendrĂ© des vides juridiques en matiĂšre de respect des droits humains dans les chaĂźnes dâapprovisionnement. Ces disparitĂ©s entre normes nationales ont permis Ă certaines entreprises, en dĂ©localisant leur production vers des territoires moins rĂ©gulĂ©s, de bĂ©nĂ©ficier dâavantages compĂ©titifs au dĂ©triment des conditions de travail et du respect de lâenvironnement.
NĂ©anmoins, lâannĂ©e 2024 marque un tournant en matiĂšre de respect des droits humains et des normes environnementales par les entreprises. Les derniers textes de lâUnion EuropĂ©enne : la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) applicable au 1á”Êł janvier 2024 (avec la double matĂ©rialitĂ© financiĂšre et dâimpacts) et la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD) dont lâadoption finale est attendue courant 2024 (et leur extraterritorialitĂ©) consacrent sous la forme dâobligations contraignantes le respect des droits humains et de lâenvironnement par les entreprises. AprĂšs la France, lâAllemagne et la NorvĂšge, lâUE consacre 25 ans de (r)Ă©volution silencieuse du droit.
La prise de conscience fut dĂ©terminante Ă Davos en 1999, lorsque Kofi Annan a appelĂ© les entreprises Ă “donner une face humaine au marchĂ©”, les invitant Ă adhĂ©rer au Pacte Mondial de lâONU en sâengageant Ă intĂ©grer et Ă promouvoir 10 principes clĂ©s relatifs aux droits humains, aux normes de travail, Ă lâenvironnement et Ă la lutte contre la corruption.
Lâarchitecte du Pacte Mondial, le Professeur de Harvard John Ruggie, dĂ©veloppa par les Principes Directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de lâhomme (PDNU, 2011) un texte clĂ© de “droit souple” ayant permis de clarifier les obligations et responsabilitĂ©s respectives des Ătats et des entreprises en matiĂšre de droits humains et de dĂ©finir la mise en Ćuvre concrĂšte du respect des droits humains par les entreprises de tous secteurs, tailles et pays.
LâintĂ©gration du “droit souple” sur lâensemble de la chaĂźne de valeur des entreprises a Ă©tĂ© initialement rĂ©volutionnaire, remettant en question des aspects essentiels du droit des affaires. Au fil des contrats et des codes de conduite, il sâest “endurci”, devenant un Ă©lĂ©ment central de la gestion des activitĂ©s, voire un fondement de certaines dĂ©cisions judiciaires et arbitrales. Cette responsabilitĂ© incombant aux entreprises de respecter les droits humains a donc dâabord Ă©tĂ© marquĂ©e par lâintĂ©gration dâun droit souple qui rĂ©sultait de rĂšgles de droit international public normalement rĂ©servĂ©es aux Ătats, une premiĂšre (r)Ă©volution.
Une grande partie des produits mis sur le marchĂ© par les entreprises Ă©tant fabriquĂ©s dans des pays plus laxistes en matiĂšre de droits humains, il convenait, et câest aussi une (r)Ă©volution du droit, dâimposer ce droit souple dans toute la chaine dâapprovisionnement (contrats dâachat). Ainsi, une extension “extraterritoriale” de ce droit sâest imposĂ©e, rendant les entreprises responsables des violations de droits humains causĂ©es en dehors de leur territoire dâimplantation.
La responsabilitĂ© civile est aussi (r)Ă©volutionnĂ©e. Une responsabilitĂ© transnationale sâest imposĂ©e sur lâensemble de la chaĂźne dâapprovisionnement, levant le voile de la personnalitĂ© juridique qui permettait jusquâalors de se distancer juridiquement du risque humain ou environnemental.
En pratique, cette (r)Ă©volution sâest manifestĂ©e par lâexigence nouvelle dâune “licence sociale et environnementale dâopĂ©rer” (LSEO) venue sâajouter Ă la “licence lĂ©gale ou administrative” dĂ©livrĂ©e par les Ătats. Si cette derniĂšre est clairement dĂ©finie par les textes, la LSEO nâa pas de dĂ©finition prĂ©cise, varie dâun projet Ă lâautre et oblige les entreprises Ă une vigilance/des diligences particuliĂšres et permanentes.
La prise de conscience de la nĂ©cessitĂ© dâun meilleur Ă©quilibre entre la “face financiĂšre” et une “face humaine” du marchĂ© sâest ainsi progressivement imposĂ©e. La sociĂ©tĂ© civile y a dâailleurs largement contribuĂ©. Mais, dâune part, la multiplication de violations par certaines entreprises peu scrupuleuses, leur mĂ©diatisation (sanctions de rĂ©putation) et judiciarisation croissante par des tribunaux audacieux, et, dâautre part, le souhait dâentreprises vertueuses dâassurer ĂȘtre toutes sur un mĂȘme “pied dâĂ©galitĂ©” et Ă©viter une fragmentation du droit qui leur est applicable, a soulignĂ© les limites du “droit souple” non contraignant.
Lâarchitecture novatrice des normes europĂ©ennes rĂ©pond Ă ce besoin dâeffectivitĂ©. Suivant les initiatives lĂ©gislatives nationales française, norvĂ©gienne et allemande, lâUnion europĂ©enne a pris le relais pour harmoniser le droit applicable en matiĂšre de droits humains et principes ESG dans le cadre des objectifs du Pacte Vert. Câest Ă cette fin (rendre lâEurope climatiquement neutre en 2050) que sâinscrivent les directives sur le reporting extra financier (en vigueur depuis le 1á”Êł janvier 2024) et sur la diligence raisonnable en matiĂšre de respect des droits humains et de lâenvironnement (approbation finale attendue courant 2024). Ces Directives qui atteignent toutes les chaines de valeur et qui sont aussi applicables Ă certaines sociĂ©tĂ©s non-europĂ©ennes consacrent largement en “droit dur” cette (r)Ă©volution du droit dĂ©crite ci-avant.
La mise en Ćuvre de ce nouveau droit fait lâobjet de nombreux textes dâapplication et la (r)Ă©volution du droit se poursuivra via son hybriditĂ©Â : entre droit, management, comptabilitĂ© et nouvelles technologies (blockchain et IA).
StĂ©phane Brabant, Avocat Ă la Cour, Senior-Partner chez Trinity International AARPI. Claire Bright, Professeure AssociĂ©e et Directrice du Centre Entreprises, droits humains et environnement Ă lâUniversitĂ© Nova de Lisbonne. Luca Tenreira, Doctorant en Droit Ă lâInstitut Universitaire EuropĂ©en.