🇫🇷 Entreprises, droits humains et environnement : l’Union européenne consacre 25 ans de (r)évolution du droit

Parmi les vêtements et autres produits en coton qui constituent notre garde-robe, on estime qu’un sur cinq sont entachés de travail forcé de certaines minorités. 160 millions d’enfants, soit un enfant sur dix dans le monde est astreint au travail, un nombre qui a augmenté ces dernières années notamment dans les chaînes d’approvisionnement des produits agricoles et miniers où ils recueillent entre autres le cacao, la vanille et le cuivre.
En effet, la mondialisation (délocalisations et sous-traitances), a engendré des vides juridiques en matière de respect des droits humains dans les chaînes d’approvisionnement. Ces disparités entre normes nationales ont permis à certaines entreprises, en délocalisant leur production vers des territoires moins régulés, de bénéficier d’avantages compétitifs au détriment des conditions de travail et du respect de l’environnement.

Néanmoins, l’année 2024 marque un tournant en matière de respect des droits humains et des normes environnementales par les entreprises. Les derniers textes de l’Union Européenne : la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) applicable au 1ᵉʳ janvier 2024 (avec la double matérialité financière et d’impacts) et la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD) dont l’adoption finale est attendue courant 2024 (et leur extraterritorialité) consacrent sous la forme d’obligations contraignantes le respect des droits humains et de l’environnement par les entreprises. Après la France, l’Allemagne et la Norvège, l’UE consacre 25 ans de (r)évolution silencieuse du droit.

La prise de conscience fut dĂ©terminante Ă  Davos en 1999, lorsque Kofi Annan a appelĂ© les entreprises Ă  “donner une face humaine au marchĂ©”, les invitant Ă  adhĂ©rer au Pacte Mondial de l’ONU en s’engageant Ă  intĂ©grer et Ă  promouvoir 10 principes clĂ©s relatifs aux droits humains, aux normes de travail, Ă  l’environnement et Ă  la lutte contre la corruption.
L’architecte du Pacte Mondial, le Professeur de Harvard John Ruggie, dĂ©veloppa par les Principes Directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (PDNU, 2011) un texte clĂ© de “droit souple” ayant permis de clarifier les obligations et responsabilitĂ©s respectives des États et des entreprises en matière de droits humains et de dĂ©finir la mise en Ĺ“uvre concrète du respect des droits humains par les entreprises de tous secteurs, tailles et pays.

L’intĂ©gration du “droit souple” sur l’ensemble de la chaĂ®ne de valeur des entreprises a Ă©tĂ© initialement rĂ©volutionnaire, remettant en question des aspects essentiels du droit des affaires. Au fil des contrats et des codes de conduite, il s’est “endurci”, devenant un Ă©lĂ©ment central de la gestion des activitĂ©s, voire un fondement de certaines dĂ©cisions judiciaires et arbitrales. Cette responsabilitĂ© incombant aux entreprises de respecter les droits humains a donc d’abord Ă©tĂ© marquĂ©e par l’intĂ©gration d’un droit souple qui rĂ©sultait de règles de droit international public normalement rĂ©servĂ©es aux États, une première (r)Ă©volution.

Une grande partie des produits mis sur le marchĂ© par les entreprises Ă©tant fabriquĂ©s dans des pays plus laxistes en matière de droits humains, il convenait, et c’est aussi une (r)Ă©volution du droit, d’imposer ce droit souple dans toute la chaine d’approvisionnement (contrats d’achat). Ainsi, une extension “extraterritoriale” de ce droit s’est imposĂ©e, rendant les entreprises responsables des violations de droits humains causĂ©es en dehors de leur territoire d’implantation.

La responsabilité civile est aussi (r)évolutionnée. Une responsabilité transnationale s’est imposée sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, levant le voile de la personnalité juridique qui permettait jusqu’alors de se distancer juridiquement du risque humain ou environnemental.

En pratique, cette (r)Ă©volution s’est manifestĂ©e par l’exigence nouvelle d’une “licence sociale et environnementale d’opĂ©rer” (LSEO) venue s’ajouter Ă  la “licence lĂ©gale ou administrative” dĂ©livrĂ©e par les États. Si cette dernière est clairement dĂ©finie par les textes, la LSEO n’a pas de dĂ©finition prĂ©cise, varie d’un projet Ă  l’autre et oblige les entreprises Ă  une vigilance/des diligences particulières et permanentes.

La prise de conscience de la nĂ©cessitĂ© d’un meilleur Ă©quilibre entre la “face financière” et une “face humaine” du marchĂ© s’est ainsi progressivement imposĂ©e. La sociĂ©tĂ© civile y a d’ailleurs largement contribuĂ©. Mais, d’une part, la multiplication de violations par certaines entreprises peu scrupuleuses, leur mĂ©diatisation (sanctions de rĂ©putation) et judiciarisation croissante par des tribunaux audacieux, et, d’autre part, le souhait d’entreprises vertueuses d’assurer ĂŞtre toutes sur un mĂŞme “pied d’égalitĂ©” et Ă©viter une fragmentation du droit qui leur est applicable, a soulignĂ© les limites du “droit souple” non contraignant.

L’architecture novatrice des normes europĂ©ennes rĂ©pond Ă  ce besoin d’effectivitĂ©. Suivant les initiatives lĂ©gislatives nationales française, norvĂ©gienne et allemande, l’Union europĂ©enne a pris le relais pour harmoniser le droit applicable en matière de droits humains et principes ESG dans le cadre des objectifs du Pacte Vert. C’est Ă  cette fin (rendre l’Europe climatiquement neutre en 2050) que s’inscrivent les directives sur le reporting extra financier (en vigueur depuis le 1ᵉʳ janvier 2024) et sur la diligence raisonnable en matière de respect des droits humains et de l’environnement (approbation finale attendue courant 2024). Ces Directives qui atteignent toutes les chaines de valeur et qui sont aussi applicables Ă  certaines sociĂ©tĂ©s non-europĂ©ennes consacrent largement en “droit dur” cette (r)Ă©volution du droit dĂ©crite ci-avant.

La mise en œuvre de ce nouveau droit fait l’objet de nombreux textes d’application et la (r)évolution du droit se poursuivra via son hybridité : entre droit, management, comptabilité et nouvelles technologies (blockchain et IA).

 

Stéphane Brabant, Avocat à la Cour, Senior-Partner chez Trinity International AARPI. Claire Bright, Professeure Associée et Directrice du Centre Entreprises, droits humains et environnement à l’Université Nova de Lisbonne. Luca Tenreira, Doctorant en Droit à l’Institut Universitaire Européen.

Ce blog a Ă©tĂ© publiĂ© Ă  l’origine sur le site web de village-justice.com.

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